Hubert Mounier vu par son ami Frank Le Gall...
Quelques fragments de souvenirs et de pensées
à propos d'Hubert Mounier, tels qu'ils abordent
les rivages de ma mémoire... PAR FRANK LE GALL
Je ne pensais vraiment pas avoir à écrire ces lignes un jour… De ces lignes où on doit bien se résoudre à parler de son ami disparu — des lignes parsemées de "je me souviens", "nous étions", "nous faisions", "il disait"… "désormais"… à l'imparfait…
Si imparfait ! Ces lignes, il aurait pu aussi bien les écrire pour moi. Mais la vie fait ce qu'elle veut, et en a décidé autrement, comme ça, aveuglément, sans raison et, c'est bien pire, sans rime.
Comment parler de lui ? Comment vous dire tous ces instants partagés, cette complicité, cette amitié solide comme le roc (comme Blek le Roc, aurait-il précisé) ?
Toutes ces soirées dans nos maisons, sous les platanes des terrasses, passées à rire, à chanter, à échanger doucement nos idées sur la bande dessinée et la musique, à nous écharper sur nos différences de vues, parfois rudement parce que nous étions l'un comme l'autre aussi malléables que des statues de l'île de Pâques — pas même de brefs orages, juste des pluies d'été de peu d'importance…
Comment parler de l'ami quant il est aussi un personnage public, même si l'image qu'il envoyait à son public était totalement sincère ?
La sincérité, justement… Voilà un des mots qui s'appliquent parfaitement à Hubert. Il m'en vient d'autres sans peine : L'élégance, la pudeur, le charme, la drôlerie, l'excellence professionnelles, la fidélité…
Les images qui me viennent spontanément sont celles d'Hubert chez lui — partout ailleurs, il se sentait comme un poisson hors de l'eau —, parmi son mobilier des années cinquante, ses bibliothèques encombrées de figurines de Tarzan, de super-héros, de King Kong tous plus improbables les uns que les autres, et qu'il chérissait, assis, toujours penché en avant, les coudes aux genoux, le cou tendu vers vous, à l'écoute… À moins qu'il ne décide de se renverser en arrière, les jambes croisées, la tête de côté, avec son sourire ironique encadré de remarquables fossettes, son sourire qui pouvait en dire, des choses…
Il aimait partager, parler de ses chères bandes dessinées, de ses dessinateurs préférés, il aimait raconter ses anecdotes, il était un puits de science dans ce domaine ; il aimait tout autant entendre, apprendre. Il savait écouter, et c'est une qualité rare — que je n'ai, hélas, pas, je peux bien vous le dire.
J'aimais qu'il prenne sa guitare pour me montrer une chanson en cours (en cours, mais jamais en chantier) ou pour nous enchanter en chantant quelque chanson plus ancienne. Il possédait une voix phénoménale, caressante, enjôleuse, magnifiquement timbrée, douce, grave et chaude… L'entendre était un plaisir sans cesse renouvelé, même si mes pauvres capacités vocales, à moi, ne m'apparaissaient alors que plus douloureusement limitées. Mais quand je chantais pour lui quelques chansons de l'album "Ram" de Paul, que nous chérissions tous deux, il se tournait si gentiment vers Gaëlle, son épouse, son amante, sa muse, sa vie, notre délicieuse Gaëlle, pour lui murmurer : "Tu vois ? Il a raison, c'est comme ça qu'il faut chanter". Vous pensez si je buvais du petit lait !
Car, si nous étions tous deux dessinateurs et chanteurs, auteurs dans les deux disciplines, compositeurs, vous l'imaginez bien : Hubert tenait le pavé en matière de musique, et me plaçait gentiment de lui-même sur celui de la bande dessinée.
Ça nous permettait de bien nous compléter, et même de nous corriger. Chacun apportait à l'autre une manière d'autorité dans son domaine, qu'il offrait généreusement en partage.
Parce que je crois pouvoir dire que nous nous aimions, tout simplement.
Il disait volontiers, en riant, que nous étions deux Brett Sinclair. Nous avions le même goût pour les costumes bien taillés, les belles chemises. Il s'agissait d'une sorte de respect pour les autres, peut-être, et peut-être aussi d'un abri de coton fin derrière lequel s'abriter un peu. L'élégance est sans doute une forme de politesse, je crois qu'Hubert aurait été d'accord avec moi sur ce point.
Mais cette élégance ne se limitait pas à ces futilités d'ordre vestimentaire. Il la portait dans sa parole, dans ses sourires, dans ses manières, dans ses idées, dans son travail, dans son âme-même.
Aujourd'hui… Désormais… Voilà les mots qu'il me faudra maintenant employer pour parler d'Hubert. Nous les employions ensemble quand nous évoquions notre cher ami commun (pas si commun que ça, d'ailleurs!) Yves Chaland.
Et aujourd'hui (donc), voilà qu'un triste parallèle s'impose à moi, celui des destinées tragiques, brutalement interrompues, de ces deux magnifiques artistes.
Hubert n'aurait pu imaginer, pas plus que moi, quand nous parlions d'Yves, que son parcours à lui serait aussi celui d'un beau météore filant dans notre ciel pour disparaître à l'horizon trop vite, trop tôt.
Aussi, pourquoi fallait-il qu'il ait tout accompli si jeune ? À cinquante-trois ans, il avait déjà bien rempli plusieurs vies — mille, peut-être… Il lui restait à vieillir doucement, à profiter de la vie, entouré des siens, de ceux qu'il aimait et qui l'aimaient tant.
Vieillir doucement… Aurait-il su comment on s'y prend, seulement ? Et ça n'est sûrement pas moi qui aurai pu lui apprendre. Mais Gaëlle, Suzie, Juliette, Justine, Pablo…
Vieillir, peut-être pas… Mais je pense qu'Hubert entrait enfin, à pas comptés, dans la sérénité, dans la plénitude de ses arts. Ses dernières chansons étaient les plus belles, et il nous laisse ce livre sur Tarzan, qui restera son chef-d'œuvre en bande dessinée, j'en suis certain.
Nous avons porté Hubert en terre vendredi dernier, le 6 mai 2016 après Jésus-Christ. J'ai passé le dimanche suivant seul avec lui, dans son atelier, à lire son "Roi de la Jungle". Gaëlle m'avait monté une tasse de café, un geste que je n'ai pu m'empêcher de trouver bien courageux. Un geste sans doute coutumier, il y avait encore quelques jours, simple et gentil, et que je devinais à présent lourd de sens, chargé de souvenirs, douloureux. Un geste de tous les jours, peut-être, quand tous les jours se sont enfuis...
Gaëlle nous a laissés, et je suis resté là, seul, à écouter Hubert me raconter la formidable histoire de Tarzan. Je ne connaissais pas le quart de ce qu'il m'apprenait là. Je tournais les sorties des pages soigneusement collées dans de grands cahiers à spirale — Ah ! Hubert était soigneux et méthodique, vous vous en doutez bien — , et je souriais à toutes ses facéties, ses dessins diablement esthétiques et populaires tout ensemble, ses textes finement chantournés.
Ce fut, à ce jour, la dernière fois que je passai un long moment en tête-en-tête avec lui, la dernière chance, la dernière chanson… J'aimerais tant qu'il ait menti, cette fois-ci encore, et qu'il revienne, comme toujours, comme toujours, comme toujours…
On m'a posé des questions sur mon rôle, désormais, dans ce livre d'Hubert, au motif qu'on a pu lire ici et là que j'en assurerais la "direction artistique". Quelques mots là-dessus s'imposent donc.
Ce serait mal me connaître que d'imaginer que j'irais revêtir un costume de directeur artistique et sa casquette assortie alors que mon ami vient seulement de nous quitter et peine sans doute encore à trouver ses aises dans sa dernière demeure.
J'aiderai José-Louis Bocquet, mon ami et notre éditeur commun (pas si commun que ça, d'ailleurs !), et ma si chère Gaëlle, à terminer le livre d'Hubert. Mais, vous savez quoi ? Avec ses planches laissées en partie au crayon, ses quelques flous dans les dernières pages — car seul le capitaine savait où il allait —, ce livre, pour moi, est bel et bien terminé. Et comment ! Qui donc aurait l'audace, comment l'aurais-je, moi, d'encrer ses crayonnés ? Qui oserait, de sa propre plume, en un inadmissible palimpseste, faire disparaître les derniers traits de notre ami ?
Hubert repose chez lui, dans la petite commune de Lavilledieu. Gaëlle l'a délicatement enveloppé dans sa couverture peau de panthère, la couverture de Tarzan qui ne le quittait pas, elle a disposé autour de lui tous les petits gris-gris, les babioles qui comptaient tant pour lui, et dont il aura besoin dans son voyage pour aller voir, plus tôt que tard, si les sirènes existent…
Sur son cercueil, si bas, si loin, déjà dans la terre, j'ai jeté un de mes pinceaux et le plus usé de mes médiators.
"Afin d'échapper aux intempéries pragmatiques causées par une étonnante condensation de mouvances instables risquant d'endommager gravement le bâtiment, nous avons décidé de mettre le cap sur l'inconnu. (…) Bien heureusement, les chaudières électriques marchant à plein régime, nous pouvons, malgré les courants violents, continuer notre merveilleux périple."
Le capitaine, in Mobilis in mobile, 1993.
Quimperlé, le 14 mai 2016